jeudi 30 août 2012
Herbe folle
... " Mon cher Théo,
ne t'offusques pas de ce "mon" possessif. Il n'est rien d'autre que le reflet de ces liens toujours plus forts qui nous unissent depuis des années. J'ai pris la plume, une fois de plus. Il y a si longtemps que nous nous sommes vus, 45 ans maintenant. 45 ans et une lettre par jour, de toi et de moi. Il y a des mètres de papier qui nous relient, des photos, des mots, des sons aussi et tout ça sans se tenir côte à côte, et tout ça sans abandonner. Je dois te dire que l'idée de cesser cette correspondance m'a parfois traversé l'esprit , mais je n'ai jamais pu m'y résoudre. Toi non plus semble-t-il. Tes mots sont devenus ma drogue et ma névrose. Nous sommes là, chacun derrière notre plume, à espérer le mot juste de l'autre. On se connait tellement, on se connait tellement mieux que lorsque nous vivions l'un près de l'autre. Tu me disais souvent qu'on ne se dit pas ce qu'on s'écrit. J'observe tes changements mieux que je n'ai jamais pu les saisir du temps de notre vie commune. Tu fais de même avec moi. Nous nous connaissons trop presque pour pouvoir vivre l'un sans l'autre. Chacun de nous a sa tache.
Théo, ma vie avec les autres, ma vie dans la vraie vie a pris une drôle de tournure. J'y cherche chaque fois cette profondeur que je ne trouve plus que dans ces échanges épistolaires que nous avons, ça n'est pas simple à vivre. Pourtant Théo, je dois t'annoncer aujourd'hui le décès de mon mari.
Oui, nous nous disons tous sauf ce que nous omettons froidement de nous confier. Et ce mari tombé du ciel en fait partie. Tu n'ignorais rien de ce mariage sauf parfois certaines de ses douleurs silencieuses. Tu comprendras sans doute que rien n'est simple. Daniel est mort d'un arrêt cardiaque, paix à son âme. Daniel était un homme merveilleux comme tu le sais. Plus que tout, il ne savait ni lire ni écrire et je n'ai mis aucune bonne volonté à changer cette situation. Je lui servais de guide pour ce qui nécessitait mes compétences, cela me convenait, cela nous convenait à tous deux. Cela convenait surtout à mon égo et à mon sens maternel jamais satisfait. Daniel est mort.
Il faudra un jour se décider à arrêter ce jeu des lettres Théo, il est morticole au final.
Tu me proposais de venir me rejoindre quelques jours. Je dois te répondre par la négative. Je n'ai pas envie de te perdre par simple plaisir de te voir. Notre correspondance est trop précieuse. Je ne suis pas sure de pouvoir me lever sans espérer recevoir un mot de toi. La vie file Théo, nous serons morts bientôt car c'est dans la nature des organismes de s'user. Tu as 88 ans, j'en ai 85... Qu'adviendra-t-il de nos silences une fois le temps dépassé? Qu'adviendra-t-il de toutes nos missives? Te décideras-tu à les brûler? Je ne m'y résous pas, chaque feuille a tellement de significations et parfois même certains mots portent une clé en eux.
Qui donc les retrouvera?
Je vais te laisser mon cher Théo, te laisser jusqu'à demain, en comptant sur toi, ta force, ce qu'il te reste de vie, pour chasser les affreux doutes qui hantent mon esprit après la mort de mon époux.
Ton amie ..."
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